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Positionnement de l'animateur d'un atelier
(janvier 2000)


Échange avec Marie Famildou dont les questions initiales figurent en vert.


[...]

Seuls les écrivains peuvent-ils inviter à écrire ?

Je ne crois pas bien sûr qu'on puisse être aussi restrictif, toutefois il est probable que la question soit plutôt celle de l'engagement par rapport à l'écrit, à ce qu'on met dedans : de la part d'un prof, on s'attend toujours à une récupération que je trouve assez dangereuse, parce qu'alors l'écrit devient un enjeu d'un pouvoir qu'on aurait sur eux (les "ateliés"), ne serait-ce que parce qu'il trainerait quelque part quoi que ce soit qui ressemble à une "évaluation" de ce qui s'est passé ou produit. Et alors on serait sans doute bien ennuyé pour trouver des critères objectifs, qui ne soient pas à eux seuls toute une théorie. Mais au fond, ce refus de l'évaluation est aussi une forme de théorie, qui renvoie à peu près à l'idée que l'acte d'écrire "avec de soi" renvoie à la littérature dans ce qu'elle a d'important pour nous, même si ce qu'on produit n'en est peut-être pas, sauf si on le décide. Je ne suis pas certain que les adolescents de Montbazon déclarent « faire de la littérature » (il est vrai aussi qu'on leur a peut-être mis dans le crâne, entre discours de célébration et discours technicistes, que c'était hors de leur portée). Les plus informés arrivent plutôt en parlant de "faire des trucs avec des textes ou schais pas quoi". En ce qui concerne l'écriture du prof, là aussi il y a quelque chose qui importe : faire écrire sans se frotter soi-même à la difficulté, ou sans y songer pour soi-même, sans passer du temps dans les textes à inventer des textes possibles ou à donner de l'importance aux échos que le texte éveille en nous, c'est tout de suite virer à la technique en tant que telle, sans avoir mesuré les implications de ce qu'on propose (Peut-être que les écrivains sont avant tout des lecteurs, je ne sais plus qui disait cela, et dans le genre, on dit aussi du lecteur qu'il recrée l'oeuvre en lui etc.). Mais cette technique aveugle est hélas devenue bien souvent l'enjeu principal du cours de français, où l'on essaie, pour être un "bon prof", de faire maîtriser une forme. Caractéristique de ce point de vue est la formulation des programmes : "maîtrise des discours", "maîtrise de la langue écrite", etc. Il y aurait une analyse à faire sur les implications théoriques d'une telle façon de dire. En gros, l'idée que l'écriture puisse avoir lieu sur un pied d'égalité n'est pas clairement envisagée ; en cela on entretient probablement l'idée du prof-intercesseur, qui n'a plus de particularités, qui avant tout maîtrise un "programme" qu'il lui a fallu "préparer", comme on prépare un gâteau ou une recette de cuisine (et j'ai encore en tête les remarques de profs de fac ou de formateurs iufm "RElisez untel ou untel"). Non qu'il (le prof) n'ait rien à apporter, mais en tout cas qu'on ne se limite pas à ce rôle d'informateur, de répétiteur. Si faire écrire c'est faire maîtriser une forme de discours, si on part de là, on se plante sérieusement sur la transmission d'un héritage littéraire.

Qu'est-ce qui distinguerait l'écriture de la littérature ?

Peut-être, là aussi, l'engagement : "Fascination de l'absence de temps" ("l'espace littéraire" de Blanchot), qu'on exerce avec soi et sur soi. Le moment de l'atelier n'est pas un moment où on cherche à "faire des beaux textes", mais plutôt un moment où l'on expérimente une position, où l'on se positionne dans le décalage entre la langue et ce qu'elle nomme, à partir de ce qu'on porte en soi immédiatement, et qui peut avoir trace écrite. À ce titre, la technicité importe (pour répondre à vos questions : "qu'est-ce qui dans l'écriture relèverait de la technicité ou d'autre chose ? Est-ce qu'on peut opérer là des différenciations ?"), puisqu'elle porte en soi les armes qui permettent d'avancer et de s'exposer sans avoir à s'étaler (voir par exemple "celui qui" avec Saint-John Perse), surtout lorsqu'on vit en difficulté dans sa langue : j'ai remarqué les plus grandes difficultés dès lors qu'il s'agit seulement d'aller chercher quelque chose à écrire, mais sans appui sur une forme facilement repérable. D'ailleurs on fonctionne presque exclusivement à l'école sur un préjugé terrible : le "sujet d'imagination" développerait l'imaginaire ("imaginez"... que ce soit la suite du récit ou une situation, où une fausse "expérience personnelle", etc.) Mais comme pour tout désir, l'injonction à l'imaginaire est à mon avis a meilleure façon de tout bloquer, surtout si par derrière il s'agit avant tout de produire un récit canonique, canoniquement corrigé en rouge. Donc la technicité importe, parce qu'elle rassure. Mais il ne faut pas à mon avis s'en tenir là (on pourrait se cantonner à des jeux oulipiens, qui débloquent en effet très bien l'imaginaire, mais qui finissent vite par tourner à vide ou au pipi caca si ça dure longtemps) : il s'agit de savoir si on ne convoque ou non la singularité de celui qui écrit, si ce qu'il raconte ou dit aurait pu ou non l'être par quelqu'un d'autre. Pour ce qui est des différenciations, on rejoint à mon avis une autre piste, inépuisable : si au fond on entend que la littérature est empreinte de "poésie" au sens large, la réponse à la question de la technicité (et de l'esprit scientifique), vis-à-vis de la littérature, est dans le discours de réception du Nobel de Saint-John Perse (+ citation piquée sur le site de François Bon : « La fonction même du poète, en tant que mode de connaissance, n'est pour moi qu'une règle de vie qui nous tienne plus vivant, fût-ce à vif, sur l'autre versant de l'apparence ».).

Qu'est-ce que la personne qui anime peut énoncer de ce qu'elle cherche et de ce qu'elle aime - pour inviter ceux qu'elle accompagne à l'élucider un peu aussi et ne pas empiéter sur leur propre exploration ? Partager sa conscience de l'exploration amorcée et provoquer celle des autres dans la rencontre ?

Je crois que la deuxième question répond à la première, mais je ne suis pas certain de bien l'avoir comprise. Dans "partager sa conscience de l'exploration amorcée", je mets le questionnement qu'on apporte soi, à partir d'un texte, ou d'un faisceau de textes, et ce qu'on met de singulier dedans. Ensuite, il y a la décision que ça peut se jouer en groupe, qu'on n'a pas à jeter son habit d'humain en entrant dans la salle de classe, et à se contenter de faire "le" programme comme s'il était fini - et finissable, comme si soi-même on le maîtrisait. Au contraire, j'essaie avant tout de rester limité, petit, pas complet, borné. Je parle du texte pour ce qu' il m'apporte, en pariant aussi sur les trous dans ce que je dis, et en les énonçant comme tels : je ne sais rien de la vie de Claude Simon, mais.... Il s'agit de faire une sorte de don, même s'il passe parfois inaperçu, et c'est difficile de décider à l'avance de ce qu'on peut ou non énoncer, sinon ce qu'on en décide sur le moment, et que le regard d'Untel ou d'Unetelle parfois déclenche. Pour ne pas empiéter, on reste sur le terrain de la limitude, et on renvoie à l'expérience à faire. Plutôt que de partir de ce qu'il y aurait « à savoir », on part d'un matériau immédiatement perceptible (par exemple, les lieux où l'on a dormi à partir de Perec : on est le seul à savoir ces lieux, c'est immédiatement possible d'exercer une autosuggestion propice à l'émergence du souvenir et du récit de souvenirs ; en présentant la consigne, c'est ce que je signale : dire ce que vous seul savez, ce que vous seul vous avez remarqué ; je ne sais pas ce qu'il « faut » mettre). Autrement dit, le texte porte son propre questionnement, auquel on peut apporter l'évocation de son expérience, mais elle ne changera pas grand-chose à ce que chacun peut faire pour soi du texte, c'est simplement la démonstration qu'on peut s'engager dans l'expérience proposée qu'on expose. Par sa particularité de ce qu'on dit, on n'engage que soi (mais cet engagement compte en tant que don, dont il ne faut d'ailleurs attendre aucune reconnaissance), et ce qu'on demande ensuite à chacun, c'est de le faire pour soi-même : on d'ailleurs parfaitement en droit de le refuser. C'est cela que je mets dans "provoquer celle des autres dans la rencontre". Et pour aider, on explique éventuellement comment se servir de son arme : la langue et ce qu'elle peut receler de technicité - qu'on n'est pas du tout obligé de nommer (pas besoin de parler d'anaphores à propos de Saint-John Perse pour en faire écrire).
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