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Pourquoi rester petit ?
(23 septembre 1999)


Bonjour,

[...]

Je reviens sur votre dernier message. D'un premier abord, je partagerais volontiers votre enthousiasme, et l'idée qu'on pourrait faire un grand site. Mais aussitôt se met en place un autre réflexe, ou plutôt une méfiance, que je tiens à vous expliquer.

Pour commencer dans le vif, il y a cette parole d'Henri Michaux : "tout ce qui mûrit se remplit de brigands". C'est abrupt, mais c'est là que se porte ma méfiance : beaucoup de projets se sont éclatés ou sont morts d'avoir voulu grandir trop vite. L'idée d'un grand site plus ouvert est plaisante, cependant je tiens absolument à rester petit, à n'être pas trop connu, parce qu'il s'agit avant tout d'un lieu d'expérimentation, liée à une démarche plus ou moins personnelle et essentiellement humaine, sur laquelle j'ai besoin de garder une maîtrise, ou du moins un contact direct. Je me méfie en fait des espaces d'expression gérés par machines, qui fonctionnent de façon autonome (avec des programmes de publication automatisés par exemple), et où le contact se fait de façon aléatoire : je ne suis pas un convaincu d'Internet, qui est certes bien pratique, mais uniquement à mon sens s'il débouche à quelque chose en dehors, à une pratique de terrain, qui lie des gens localement, par le regard, la voix...

Au fond, Internet est potentiellement tout ce qu'on veut en faire, c'est l'espace d'expression dont vous parlez ; mais précisément, il draine toutes les formes d'expression, et à vouloir parler à tous, on finit par ne plus rien dire, ou alors on se tourne de plus en plus vers des projets de sites qui correspondent à un besoin plus local, ou qui sont comme des petits îlots singuliers au milieu des gros moteurs de recherche qui visent à tout répertorier. A vouloir grandir, le projet initial se perdrait, c'est à dire que d'écriture créative, on risquerait de passer à un site d'expression libre sur Internet, ce qui est tout à fait autre chose (vous dites d'ailleurs "un lieu de libre-expression pour tous sur le net"). On aurait peut-être la même architecture, mais le risque c'est précisément de perdre le même concept de départ, en en faisant l'objet d'un mécanisme d'autogestion, or il ne s'agit pas de cela.

Au coeur même du projet, il y a le besoin d'aller entièrement vers le singulier, c'est à dire forcément vers des personnes en nombre limité, à qui l'on s'adresse vraiment parce qu'on a pris le temps de l'écoute, qu'on limite en nombre pour avoir le temps de s'y consacrer. On est volontairement limité, moins ambitieux, par la nécessité d'instaurer un échange de qualité. C'est la raison pour laquelle j'avais mis des explications sur la démarche, le processus qui permet de constituer avant tout en local un atelier. J'ai par exemple souvent été contacté par des personnes qui se préoccupaient d'écriture, et qui avaient vu rapidement le site sans se questionner sur la démarche dont il est un reflet ; ils voyaient là quelque chose qui allaient dans le sens de leurs préoccupations (la création de textes), et proposaient qu'on fasse des liens (c'est souvent le cas avec les sites tournés vers les jeux littéraires, d'où mes longues explications dans le dernier message). Je suis alors obligé d'expliquer que la préoccupation est différente, et que je ne ferai pas de lien parce que le sujet "ateliers d'écriture créative" ne coïncide pas avec la mise en ligne de textes ou d'informations. Il y a certes la possibilité pour les internautes, pour les différentes propositions, de laisser un message, mais c'est secondaire.

Il y a me semble-t-il un danger : la croyance que "communiquer", même à vide, c'est vivre plus ou mieux, etc. Mais je m'acharne du côté de savoir ce qu'on communique (c'est un verbe transitif !) : qu'on fasse écrire quelque chose qui ait un véritable intérêt, pour celui qui le fait ou pour celui qui va lire (une belle expression de François Bon encore : "si on ne va pas au plus haut lieu de risque, on n'aura fait qu'ajouter à la masse morte des mots"). Si on le fait, il faut être peu, avoir le temps et la disponibilité suffisantes pour le dialogue. Quant au site, il relaye l'information, fédère, via la liste, les personnes qui s'intéressent à cette démarche et qui veulent tenter quelque chose, mais il n'a pas pour ambition en soi de s'ouvrir à tous, ce que font déjà finalement très bien les forums, par exemple, ou des sites littéraires et d'échanges. A ce titre, la publication sur le site de ce qu'a fait Stéphane Berteaux avec ses élèves est le fruit d'un échange qui a duré quelques semaines.

En somme, je m'accroche résolument à un sujet, et je cherche, avant de l'agrandir, à l'approfondir : agrandir le site de la façon que vous dites, ce serait renoncer à m'expliquer à moi-même (et à d'autres par la même occasion) ce qui peut se passer dans un atelier.

Toutefois le projet que vous développez est très intéressant, notamment en ce qui concerne la création. D'où une idée simple : si tel est votre projet, pourquoi ne pas le développer, et faire précisément le site dont vous rêvez ? Il me semble qu'il se rapproche un peu du site "Ecrits-vains" par exemple (http://ecrits-vains.com/), mais peut-être est-ce que je me trompe ? Dites-moi ce que vous pensez de mon charabia, et j'espère que nous parviendrons à y voir clair sur nos attentes respectives.