Avril 2020 : de la loose aux flamboiements

Rédigé par Thibaud Saintin 1 commentaire

Vers la fin avril, convaincus que le Wat Ton Sai augurait de bons départs, nous (C., fidèle et inépuisable copine des khlongs, et moi) avons tenté le côté sud de l'avenue On Nut. Les cartes signalaient, en pointillés verts, de probables passerelles. On commençait déjà à prendre l'habitude d'agrandir le moindre tracé bleu, en comparant Google Maps et Gaïa GPS, à la recherche des passages. On retrouvait où on était allé et où on irait... Mais de vert, on en verrait bien peu au sud de l'avenue, qui sépare deux mondes sans les concilier. Au nord, on tombe sur un petit canal plus difficile d'accès par la route, le khlong Ban Ma, qui abrite quelques palaces inaccessibles au commun des mortels...

Au sud d'On Nut, on devine le manque d'une coopérative, d'incitations à la solidarité (à la mosquée, au wat), d'une organisation sociale quelconque... à la façon dont certains laissent leur pas de leur porte se transformer en décharge. B., prof de physique à Manille, parlait pour les Philippines d'une "ruine en construction" : c'est cette impression qu'on a au sud de l'avenue. Il y a bien des panneaux, pourtant... Un cadastre, des fonctionnaires qui enregistrent tout ça. On s'imagine que ça doit être organisé. Mais personne pour empêcher les déchets d'envahir sournoisement tous les interstices ni pour s'en préoccuper. Ça pue la corruption et la villa de luxe. Derrière des murs et des barbelés, on s'enferme et l'on met la climatisation pour éviter que piquent aux yeux les feux d'ordures du bidonville d'à côté. Dans ce dernier, on protège sa maison avec des panneaux ou des affiches de récupération, ceux que le monde des publicités a érigés en objets dignes d'admiration... Ça a quelque chose de rassurant que la propagande, un jour ou l'autre, finisse par servir quand même à quelque chose : se protéger des pluies tropicales, boucher un trou de toit en tôle.

C'est souvent grâce aux panneaux qu'on peut, petit à petit, apprivoiser l'alphabet. Il faut parfois dépasser une première impression de saleté, s'engager un peu plus loin, pour découvrir de petits trésors. Mais cette promenade-là, on l'a appelée "On Nut la loose", et elle sert de référence dans le genre. L'avantage, c'est qu'on avait pu beaucoup parler.

L'autre signe qu'on s'est laissé tromper par le vert des cartes, c'est quand on voit que tout a été rasé : une administration aveugle s'en est pris aux arbres, pour n'ériger plus rien d'autre que du béton, des barrières et de la peinture verte, supposée remplacer les plantes. Le canal pue l'égoût. D'ailleurs, c'en est un. On n'érige des murs que pour protéger des parkings. Les marches ont quelque chose d'obscène, par leur efficacité même, qui ne sert à presque personne. Là-dessus un ciel de saison des pluies, et des gens qui, nous voyant passer, s'enfuient, persuadés que nous allons (parce qu'étrangers) leur refiler le vilain virus, comme ça a été dit par d'incultes ministres à la télé... Ils remontent peureusement leur t-shirt sur leur nez et se détournent. Tout pue la peur, la bêtise, le laisser-aller, la prétention à "faire" propre. Une propreté d'égout et de solitude. Ça sent le "waï" à plein-nez devant des cuistres en Mercedes, imbus de leur supposée efficacité.

Dans les immeubles, chaque appartement a son antenne parabolique "True" (la compagnie qui censure les reportages de la BBC, entre autres)... On a l'impression que chacun cherche l'espoir vers d'autres horizons que celui où il vit maintenant, tout de suite - dieu sait pourtant qu'avec quelques plantes... mais c'est interdit par le syndic ou par le propriétaire du lotissement, j'imagine. C'est une autre loi qui semble parler, celle du fric et du mépris : "Restez chez vous. Estimez-vous heureux. Ne prenez pas trop de place. Achetez-vous un gros pick-up qui ne sert à rien pour flamber au bas de votre immeuble de grisaille. Mettez-vous à genoux devant l'autorité". Il doit forcément il y avoir quelques fats, à la mairie, pour se féliciter que ce soit "propre".

Il reste heureusement des solutions non légales, qui donnent visage humain au khlong emmuré, et permettent de passer d'un bord à l'autre au lieu de marcher des kilomètres. Derrière les palissades s'étalent des "Moo Baan", des lotissements de luxe, auxquels on n'accède qu'à partir des grandes avenues des alentours – mais jamais à partir d'ici, où il ne reste pas grand-chose à faire d'autre que passer. Par ici, on sait toujours tirer quelque commodité de ce qu'il reste : du plastique, du carton, du polystyrène.

On enterre cette zone-là, et l'on va chercher au nord, de l'autre côté de l'avenue. Du wat Ton Sai, où l'on gare la moto, on rejoint le petit khlong qui a l'air de ne conduire nulle part. Une fois qu'on l'a longé, qu'il nous a conduit à une décharge improvisée et qu'on a traversé un quartier d'entre-deux zones, on parvient à l'autre petit tracé vert, qu'on avait repéré sur la carte. À droite, juste après la famille complètement bourrée qui nous invite à boire du "whis-eu-ky", on tombe sur le khlong, nommé "Ban Ma" sur les cartes. Il paraît davantage préservé des tronçonneuses, un peu plus difficile d'accès, et d'un autre temps. D'emblée, on y retrouve les paraboles de "True", mais davantage de verdure.

Si on ne savait pas que les jonquilles d'eau étaient une plaie, on s'extasierait volontiers de leur prolifération.

Non loin de là, on construit un métro dans les airs, par-dessus l'avenue où débouche le khlong. Il se prolonge de l'autre côté, alors on traverse par-dessous, en se mettant presque à quatre pattes. On ne connaît pas encore le nom de la station qui viendra, elle sera bientôt sur les cartes.

A deux pas de là, on pêche encore au carlet. Mais l'intrusive jacinthe a pris possession des lieux. L'installation demeure. On n'a pas la musique, sur la photo... L'apparente sérénité des vues de Thaïlande devrait toujours être accompagnée des bruits qui ont accompagné leur prise.

L'étroite passerelle, sans garde-corps, offre quelques vues sur de gigantesques villas. Nous sommes "derrière" tout un monde qu'on ne peut qu'imaginer, mais pas voir.

C'est la saison où les flamboyants s'en donnent à coeur-joie, tempérant la grisaille menaçante du ciel de mousson, qui s'annonce dans les semaines à venir. D'un seul coup, on a l'impression que ce qu'on croyait pouvoir appeler "Bangkok" a disparu, a changé de visage. Nous sommes en plein dedans, pourtant. Sur la carte, ça ne se voyait pas.

Au sortir du khlong, on tombe sur un "Moo baan" sous haute garde. Un check-point imposant, des barrières colorées interdisent de s'aventurer vers une large rue rectiligne, dotée d'un terre-plein central au cordeau. On devine de gigantesques villas abritant quelque famille de député, de marchand de bière, d'avocat. Il est donc interdit de revenir directement au khlong qui n'est pourtant qu'à quelques centaines de mètres. Invités à faire un long détour par le nord, en passant par la grande avenue Pattanakarn, on contourne ces zones emmurées dans leur luxe et dans la peur du passage des manants. On a aussi construit là des palais qui ont l'air abandonnés... Le garde, gêné, me demande de ne pas prendre de photo, nous fait comprendre qu'on doit partir ; on comprend bien qu'il risque sa place.

Alors on s'écarte, on rejoint la populaire avenue Pattanakarn. Sur "Google Maps", le tracé vert indiquait qu'on pouvait revenir d'où l'on venait par un autre petit canal... mais on sera à nouveau rejetés par ceux qui se sont attribué la passerelle, et qui semblent très rétifs à y voir passer l'incarnation même de la pandémie : ces étrangers de pays malades où on ne se lave pas – pas comme dans leur pays où tout est propre et juste, rengaine dont on leur rabat les oreilles sur des téléviseurs installés aux abords des habitations qui ont envahi la passerelle. Ils vivent au pied d'affiches géantes qui cherchent à vanter les délices de l'industrie agro-alimentaire. D'en bas, on ne voit plus rien, cela n'a qu'un vague sens que pour ceux qui les voient en passant depuis l'avenue. On trouvera encore d'autres détours pour revenir là d'où nous sommes partis – mais c'est déjà une autre histoire à elle toute seule.

1 commentaire

#1  - Jérôme CHEZE a dit :

Salut Thibaud,

Au fond la Terre est ronde, n’est-ce pas?
On y fait le tour et on repasse là où on a déjà posé nos pieds.
On revit les chemins qui nous ont portés,
On revient sur les lieux de nos belles amitiés.

Je t’embrasse,

Jérôme

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