Journal de quarantaine - Jour 2 : "Eh ben puisque c'est comme ça..."

Rédigé par Thibaud Saintin 4 commentaires
Classé dans : Au jour le jour Mots clés : quarantaine, Thaïlande, hôtel

Une fois qu'on a passé le premier jour, il faut s'habituer (comme, à l'hôpital, au plafonnier criard quand l'infirmière vient vérifier la température - alors qu'on venait enfin de s'endormir) aux coups sur la porte, à la sonnette ou au téléphone installés exactement là où voudrait pouvoir s'en éloigner. "Le mal, c'est le rythme des autres", dit Henri Michaux dans Passages. Alors... on résiste comme on peut. Pour pas grand-chose, mais ça doit participer d'une tentative de conserver un ego.

On ne sait plus trop sur qui faire passer la colère qu'on ressent d'être ainsi traité comme une chose à fuir. Le cirque de l'arrivée a fait de nous des parias : la surprise initiale a laissé place à une sorte de colère résolue. On n'a vu que des gens couverts de plastique. C'est d'autant plus ridicule qu'on est probablement bien moins contagieux que ceux qui s'occupent de nous, si on en juge par l'état des infections et des vaccinations dans le pays : c'est à nous qu'ils devraient donner la surblouse, les gants de latex, les couvertures en plastique pour les chaussures, le calot... Et la machine pour les arroser de désinfectant, eux aussi, s'ils osent approcher. Viens-y donc, tâter de mon chlore !

Première victoire : contactée par téléphone, N., qui est rentrée de vacances, m'a fait porter une théière et un balai auquel on accroche un tissu en microfibre. Je peux désormais balayer/laver le sol en versant crânement mon thé de luxe depuis une théière, une vraie. Merci, merci à elle ! Elle va même m'apporter des petits plats...

Depuis hier, je n'ai vu à vrai dire que (les yeux de) deux infirmiers pour le test PCR du 2e jour, et la personne qui, dans le couloir, fuyait au loin après avoir frappé à la porte et déposé un repas sous (et dans, voire en) plastique sur la table extérieure. Ceux qui s'occupent de nous, les interlocuteurs directs, font pourtant tous les efforts qu'ils peuvent pour se montrer attentionnés... Dans "Line", l'application par laquelle on peut se contacter, ils envoient des petits bonshommes souriants, des "émoticônes" désespérément "mignonnes". Mais du fait même de leur obéissance aux règles absurdes qui nous humilient, c'est à eux qu'on a envie de s'en prendre. Je suis prof, je connais ça de l'intérieur... Mais cette fois c'est moi qui bascule dans le ressentiment.

Le premier jour, une fois installé, j'ai été pris d'une petite panique à l'idée qu'il allait falloir rester enfermé là non pas quelques heures, non pas quelques jours (comme lorsqu'on se protège du monde qui va trop vite et qu'on décide de ne plus sortir...) mais un temps qu'on ignore, qu'on n'arrive pas à évaluer par soi-même, qu'on ne connaît pas. La panique ne vient pas du manque d'envie d'être seul (en ce qui me concerne), mais de l'absence de choisir ce manque. C'est un temps qu'on ne pré-voit pas (au sens strict), même si on a pu y songer, même si on pourrait être ravi de faire une longue retraite, par exemple - et ça m'a plusieurs fois tenté. Un temps qu'on n'a jamais expérimenté, et ça fait peur qu'on ne le choisisse pas.

J'observe des actes de résistance instinctive à "ce monde-là" : j'en veux à la cafetière d'être l'incarnation de l'agro-alimentaire mondialisée et polluante, je la soupçonne de vouloir standardiser mon goût d'une manière ou d'une autre - faire de mon goût, de mon inévitable consommation, quelque chose qu'on essaie de flatter pour les rendre rentable. J'en veux à ce téléviseur qui va me manger le cerveau si je le regarde et qu'il me maintient dans le conformisme et la crainte des autres. J'en veux à tout ce qui tente de m'être agréable, de me rassurer, de "faire passer la pilule", et je vais sciemment dans un sens différent de celui dont j'ai le sentiment (à tort ou à raison) qu'on me pousse à suivre.

Alors je coupe, je désorganise, "j'irrespecte" (je ventile !). La liste des centaines de chaînes de télé passe au bas du meuble, et rejoint les menus qu'on essayait de me refiler la veille. Je recouvre le téléviseur d'une serviette de bain blanche. Non, je ne regarderai pas une seule "série" hollywoodienne. Pas une seule émission de "télé", pas une seule voix aux intonations journalistique ne viendra me bercer. Je ne choisirai que ce que j'irai moi-même chercher. Et cette télé, au moins, servira de porte-serviette. Je jette tous les sucres (sur la table, dehors) qu'on a mis à mon intention, comme s'ils étaient l'incarnation même de la société de consommation et de peur qui pousse chacun à sucrer sa petite vie dans son coin moëlleux et mielleux - comme une espèce de "soma".

La poubelle de salon (luxueusement métallique pour sonner d'admiration quand on y jette, avec la satisfaction des affaires bien réglées, les documents importants du grand homme d'affaires que je dois être), se transforme en lessiveuse improvisée : non, vous n'aurez pas un kopek pour faire du lucre avec mon linge infecté. Les tasses en papier pour le café, elles passent sous les pieds de la table basse qui se retrouve hissée sur les fauteuils. On ne pourra même pas dire qu'en "pétant tout dans la piaule" (les amateurs de Kaamelott comprendront), j'aurai détérioré quoi que ce soit. Et tac.

Dans les menus qu'on me demande de choisir d'avance, je refuse systématiquement tout ce qui sera plus ou moins industriel, quitte à avoir faim : tant mieux, na !... J'essaie d'en rester à un minimum tellement minime qu'il fera s'interroger le cuisinier : "mais il bouffe rien, çui-là ?". Je veux choisir quelque chose, alors je choisir toujours MOINS que ce qu'on essaie de me proposer pour me rassurer. J'aurai faim, et je jeûnerai, moins par véritable envie que par volonté d'être méchant avec tout ce qu'on me propose hypocritement de rassurant ou d'agréable.

En d'autres termes, je boude. Dans le luxe. À cause du luxe. Et le cuisinier s'en contrefiche, qui a d'autres soucis plus urgents.

J'ai reçu des nouvelles de C. qui est aussi en quarantaine et m'a envoyé des photos de sa chambre, dans un autre hôtel. J'ai vu qu'elle avait privilégié la possibilité de voir le jour, la lumière. Peu après, j'ai réorganisé l'espace à ma convenance, pour voir moi aussi le monde extérieur quand j'écris, mais aussi pour que ce salon ne ressemble surtout pas à ceux des magazines d'intérieur auxquels il essayait de ressembler - comme s'il supposait une vie de distraction molle, qui me met en colère (j'imagine dans le canapé ces mines boudeuses de "clients" si satisfaits d'eux-mêmes, se jouant le théâtre d'une "exigence" supérieure pour leur confort, signe de leur éminence, de leur distinction, devant un catalogue IKEA grâce auquel ils pourront bercer leurs petites veuleries de nantis, et je suis pris de dégoût.) Alors "mon" salon ne ressemblera à rien, ou alors à un campement.

D'ailleurs, je pendouille des caleçons et des t-shirts froissés (essorés par torsion) là où il ne le faut pas, dans l'armoire où les cintres sont supposés abriter de belles chemises bien repassées : ce sera un séchoir, comme aux balcons des pays où on se débrouille - comme juste là, au, dehors, dans les immeubles décrépits qui ne prétendent pas, comme ici, être des lieux de confort et de protection. J'adresse des messages un peu secs à la pauvre infirmière qui me demande de lui envoyer une photo de ma température le matin à 8h et l'après-midi à 17h. En substance, ça revient à lui dire : "je fais ce que je veux à l'heure que je veux, idiote, et si tu veux ma température, viens la prendre si tu l'oses ; si je veux dormir parce que j'ai le décalage horaire à encaisser, je le ferai et je t'emmerde." En substance, hein, qu'on se rassure... Et puis de toute façon, je suis réveillé très tôt, et finalement, je le fais sagement...

La livreuse de repas, le premier matin, avait sonné pour signaler qu'elle déposait le repas (je ne savais pas encore comment ça se passait : lorsque j'avais ouvert la porte, elle était déjà loin et ne me regardait pas, comme si elle s'enfuyait). En tout cas, la sonnette avait retenti à deux pas du lit, en deux notes odieusement sonores... Ce truc m'avait alors paru l'incarnation même de cette volonté de m'imposer un rythme qui n'est pas le mien, de me réveiller pour un test stupide, une prise de température inutile... Presque instinctivement, je l'ai neutralisée : je suis grimpé sur un fauteuil, j'ai fait glisser la protection plastique, et j'ai coincé du PQ entre les lamelles. Victoire : ça ne fait plus qu'un petit bruit agonisant. Niquée, la sonnette de merde ! Dans la foulée, j'ai repéré le téléphone juste à côté du lit : je l'ai décroché. Quelques minutes plus tard, il faisait un bip répétitif et très sonore... Qu'importe, j'ai débranché le fil directement de la prise murale : v'nez y donc si vous voulez me voir, mais vous ne m'aurez pas ! Je ne suis pas un numérooooo ! Je suis un homme liiiiiibre !

En somme, on devient un peu con, apparemment, en quarantaine...

4 commentaires

#1  - Marcel-en-quarantaine a dit :

Je vais me répéter mais... j'adore ! Ton journal de bord retranscript à merveille le déroulement de ces journées sans fin et sans but, ls émotions qui nous assaillent ainsi enfermés... Je n'ai pas ton talent et ton acuité pour décrire ma propre expérience, à l'étage d'en-dessous (!) alors... je me contenterai de te lire. Merci Thibaud !

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#2  - Chantal et Michel GUILLAUME a dit :

Hello Thibaud,
Tu penses bien que nous allons suivre tes aventures jour après jour car nous serons peut-être dans quelques semaines, quelques mois à ta place... Bigre.... saurons-nous affronter avec autant d'humour cet emprisonnement ?
Le doute s'installe.... sérieusement...
Bravo pour ta prose. As-tu pensé à éditer ce journal à la fin du 14ème jour de ce calvaire ?
Mais ? Où sont Véro et Côme pour l'instant ?
Bises, nous attendons impatiemment la suite de ton récit sur ton blog.
A bientôt, autour d'un verre, en Thailande ou en Bretagne.
En attendant, COURAGE THIBAUD.
Chantal et Michel GUILLAUME

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#3  - Thibaud Saintin a dit :

Merci du mot au passage ! D'autant plus que depuis que j'ai éradiqué Facebook et Whatsapp, j'ai quand même perdu certains fils qu'on utilisait plus souvent auparavant.
Si ça peut vous rassurer : pour l'instant, je trouve que ça fait du BIEN. Du temps, beaucoup de temps... Ça ne m'était pas arrivé depuis tellement... longtemps !
V et C sont encore en France, leur école (que Côme rejoint) va ouvrir plus tard. Ils ont pris les devants, et repoussé la rentrée de trois semaines. Tout laisse à croire qu'on va à nouveau se retrouver coincé derrière des ordinateurs... Aïe... Mais au moins, ils peuvent profiter un peu du mois d'août en France.
Je ne vous crois pas du tout quand vous dites qu'on boire un verre : ça sera forcément plusieurs...
A très bientôt et encore merci de votre message qui va droit au coeur.

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#4  - Johan a dit :

Excellent! Je suis mort de rire.
Tu sais si bien tourner en dérision et en créativité une situation déprimante pour d'autres, j'imagine.
Bravo pour cette force d'esprit et merci de partager aussi tes photos qui montrent ton espace on ne peut plus insolite.

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