Journal de quarantaine - Jour 13 : un j/tour de retard - en avance

Rédigé par Thibaud Saintin 1 commentaire
Classé dans : Au jour le jour Mots clés : Thaïlande, quarantaine, hôtel

Any time after 6 AM on the 24th of August.

C'est ce qui figure sur le courrier que j'avais découvert à l'arrivée, le mardi 10 août. J'écris donc le matin du dernier jour, à propos d'une journée qui n'est pas encore finie, en sachant qu'il faudra aussi passer la nuit... J'ai un tour d'avance sur le jour de retard : depuis le début, ma numérotation est décalée. À vrai dire pas vraiment, mais le décompte suscite la confusion - c'était pourtant supposé être clair, dans le schéma... on va y venir. Dans tous les cas, je sors demain et c'est dommage : je viens enfin de trouver la bonne installation pour le bureau-radeau...


Après avoir vérifié, suite à une discussion avec C. (qui émettait des doutes sur ses date et heure précises de libération), c'est avec en tête les locutions d'un tour de retard, d'un jour pour rien et d'un café de trop, que j'entreprends un peu de rangement. La fidèle poubelle/seau/machine à laver va retrouver son précédent séjour : j'ai réussi à n'avoir jamais de linge de retard, en lavant tous les jours... Je n'ai plus d'eau en bouteilles, et j'en "fais" moi-même (avec trois sessions de bouilloire à chaque fois, pour être certain qu'elle ait vraiment bouilli), un peu par défi : je pourrais en demander, mais j'ai orgueilleusement décidé de n'avoir besoin de rien d'autre que ce qu'on m'aura fourni. Un logo (motif, estampille, "blason" ? - je viens de travailler là-dessus des heures dans la configuration de "Moodle")... me révèle d'un seul coup la sens de la situation où je me trouve :

Il ne sert plus à rien, le tampon H1N1 du truc à chiottes : c'est celui qui a été prévu pour l'épidémie d'avant, et qu'on m'a refilé pour celle d'après - épidémie qu'on n'avait pas prévue au moment où on l'apposait - et tout ça pour nettoyer encore après (en partant, par acquit de conscience). D'un seul coup, je suis saisi par l'impression que toutes nos tentatives sont en retard, ridicules, prétentieuses, a fortiori tous ces estampillages, et plus encore, tous ces graphiques avec lesquels on se bat avec acharnement - et sur lesquels des profs, des gens sérieux, des graphistes passent des heures à essayer de donner un air crédible à l'insaisissable. Vanité...

Ainsi, toute l'épaisseur ce que je viens de vivre se résume à un schéma (rose, lui aussi) supposé clarifier la procédure. Dans ma difficulté avec les dates, j'ai dû batailler pour comprendre : on avait dit "quatorze jours", mais je vois "DAY-15". Et pourquoi compter à partir de zéro ? Je ressemble au domestique de Xavier de Maistre :

Joannetti, à cette explication, ouvrit tellement les yeux, qu’il en laissait voir la prunelle tout entière ; il avait en outre la bouche entr’ouverte : ces deux mouvements dans la figure humaine annoncent, selon le fameux Le Brun, la dernière période de l’étonnement. C’était ma bête, sans doute, qui avait entrepris une semblable dissertation (...)

En réalité, c'est un peu comme les anniversaires : à cinquante années révolues, je débutais la 51e (sur le dernier test PCR d'avant-hier, on me le rappelle : Gender : MALE - Age : 50Y 10M 15D - ça ne compte pas les heures, leur système, et pourtant, dieu sait qu'elles comptent...). En reformulant en langage familier (littéralement) : si j'étais arrivé le mardi 10 après 18h, j'aurais dû dormir une nuit non comptée dans les 14 à faire, et ce mardi aurait été le "DAY-0". Comme j'ai été enregistré le mardi avant 18h, j'avais déjà officiellement fait une "journée". J'ai commencé ce journal le lendemain, on était donc déjà au DAY-2 (que j'appelais "Jour 1", puisque pour moi, c'était le premier que je commençais sur place). Le reste du du document donne encore mille et une précisions en lettres minuscules...

Ah, qu'ils sont beaux, qu'ils sont rassurants, tous ces logos... Comme le suggère de Maistre, je pressens une force bestiale dans ces schémas, qui n'ose se dire. Cette complexité presque méchante est partout. J'en suis à me demander si tous ces pouvoirs (où les gens sont guidés par une bestiale volonté de puissance, et qui n'ont pas plus prise sur la réalité que nous) ne se maintiennent qu'en se débrouillant pour que ceux qu'ils cherchent à soumettre se sentent profondément, tristement idiots - et finissent par lâcher, dans un "boah, moi j'comprends rien, alors bon, je vous laisse faire, hein...". On est en plein dedans tous les jours, en politique.

Ainsi, le schéma qu'on m'a fourni à l'hôtel n'est pas moins clair que celui qui va servir de repère pour la rentrée en France. On sa sent venir, la grande farce de la "confiance", à grand renfort de couleurs... Des "icônes" ont l'air d'incarner des entités rassurantes, de révéler combien on a réussi à mâter, grâce à des rayons lumineux et multicolores, la complexité de ce monde (Saint Jean-Mi terrassant le dragon), de clamer la légitimé de procédures - qui se révéleront inapplicables, conduiront à des injonctions contradictoires, des incompréhensions, des colères, des suicides.

Alors il restera la joie, le fil à s'efforcer de tisser avec tous les événements absurdes qui ne manqueront pas d'advenir dans les jours à venir. Choisir, plutôt que la colère, la dérision. D'un seul coup, je me rappelle une chanson que Papa et Maman écoutaient dans le salon, quand j'étais petit :

Même si Henri Tachan termine sur une espèce de "je baise tes filles" qui gâche un peu tout, j'aime bien la légèreté de la musique, qui fait la nique au solennel. Et c'est dans l'air du temps ; voilà en effet (relevé sur Twitter), le quotidien que les graphiques et les intitulés ronflants ne prévoient pas, ne veulent pas prévoir, ne veulent pas voir :

Elles m'amusent, ces grosses blagues lourdingues qui déclenchent des bagarres ; par leur méchanceté même, elles révèlent une résistance instinctive à la componctueuse institution (dommage pour celui qui prend). Laquelle, larguée d'un tour, se drape dans un bon droit qu'elle est devenue incapable d'appliquer ; son discours trop propre ne résiste pas lui-même au plaisir de citer la bonne blague, supposée outrer le vaste monde, et ce faisant laisse entrevoir qu'elle n'a plus aucune prise... "Celui-là, avec sa vertu, il branle ses vices", dit Michaux. Je me souviens encore de la voix rauque d'un des "largués" de Montbazon qui disait toute sa colère et sa détresse, devant quelque tableau à double entrée du manuel supposé aider à comprendre en quoi un texte de Molière était comique : "j'comprends rien au bordel qu'il y a dans les cases". Il n'avait plus que la vulgarité comme défense ; mais elle faisait quand même comprendre qu'à l'école, on avait surtout réussi à rendre le comique chiant. Il aurait sans doute adoré jouer Molière, ce gamin, et même bêler dans la farce de Maître Pathelin. A la même époque, j'avais commencé un texte composé d'accumulations de paroles insupportables, collectées au collège, puis insérées comme corps du texte, sous les titres et sous-titres pompeux d'un "projet d'établissement". J'ai renoncé : ça m'entraînait trop dans la tristesse. À ce branleur d'IKEA, il aurait peut-être fallu répondre sur le même ton : "Super idée, mais va le faire chez toi pendant cinq jours et surtout, rapporte-nous des photos".

Puisqu'on est dans les années 1970, je bascule avec plaisir dans la mélancolie du "Vieux" de François Béranger, qui s'achève sur des voeux pieux. Puis je reprends mon balai, goûtant la joie qui m'habite encore, notamment celle de re-manger. Et puis, cette année, au programme de Première, il y a Rabelais. Cette dérision-là - mais aussi la joie, plus douce, de Spinoza : ce sont les seules méthodes de savoir en lesquelles j'ai encore confiance et par lesquelles j'accepterai d'être guidé.

1 commentaire

#1  - Marcel-en-quarantaine a dit :

Dernier jour de quarantaine (le décompte est bon!). Je m'étais réservé la lecture de ton ultime billet d'humeur pour ce moment tant attendu... C'est toujours aussi savoureux, merci. Demain la quille donc, avec, en remplacement de l'ASQ guideline, la perspective que tu évoques d'un autre vade mecum made in Education nationale, bourré de néologismes à la con, d'organigrammes illisibles et de "plans d'actions" pour réinventer l'eau chaude... A bientôt Thibaud !

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