On a plusieurs jours pour souffler, fin mai, et on hésite un peu à quitter la région de Bangkok parce que les restrictions de déplacement d'une province à l'autre sont encore dans les mémoires. Mais ça fait aussi un moment qu'on n'entend plus parler d'autre chose que de manifestations plutôt que d'hôpitaux surchargés, et qu'on nous parle d'allègements des mesures... et même d'un retour véritable à l'école plutôt que derrière nos écrans. On se renseigne, il y a des hôtels à des prix imbattables dans la région de Kanchanaburi, et pas de restrictions annoncées. On va donc se mettre au vert quelques jours. D'expérience, pour avoir plusieurs fois été dans la région, je sais qu'il faut remonter un peu au nord de la ville de Kanchanaburi pour retrouver la vallée qui remonte vers la Birmanie – cette fameuse zone où, le long de la rivière "Kwaï" (qu'on prononce [kwƐ]), les Japonais avaient tenté de construire une voie de chemin de fer qui aurait constitué un axe essentiel vers la Birmanie, en utilisant comme main d'oeuvre les prisonniers de guerre. Par là, plus au nord, on échappe aux pseudo-vestiges historiques de la ville de Kanchanaburi (où l'on visite un "pont de la rivière Kwaï" qui n'a jamais été celui que le fameux film, lui même très loin de la terrible réalité, met en scène). C'est plutôt du côté Sai Yok, près du "Hellfire Pass", que ça se passe...
Voilà des semaines que les décomptes de transmission locale sont officiellement à zéro... et que le pays est soumis à des règles qui n'ont pas l'air de régenter grand-chose. On se dit que soit l'épidémie est sous-estimée (pas de tests... mais on n'entend pas parler non plus de services d'urgences dépassés), soit ces restrictions sont la planche de salut de l'arrière-garde corrompue aux commandes. Cette dernière voit d'un très mauvais oeil de jeunes générations parler du droit à (se) poser des questions, et saute sur l'occasion de redorer son blason – en mettant en scène sa supposée réussite dans l'éradication de la peste étrangère, qui gangrène notre si belle nation, qui ne tient que par de grandes et belles institutions, qui ne sont pas du tout archaïques, que défend ce merveilleux régime, qui sauve tout le monde, qu'il faut admirer, devant lequel il faut (littéralement) se mettre à genoux, CQFD. La télévision exhibe moult grandes bouches en coeur pleines de réconciliation, de paix sociale, d'ordre, d'harmonie et de démocratie, tandis que les arrestations (sous des motifs qui craignent tout sauf une ridicule hypocrisie) vont bon train. Nous autres continuons à "télétravailler" avec des enfants dont la pâleur, même dans "Zoom", ne trompe pas sur la joie de vivre qu'on a réussi à leur transmettre.
Depuis le début, une application, "Gaïa GPS" enregistre nos déplacements. C'est une habitude prise avec S., Grand Initiateur de ces sorties malgré-tout (du temps où les parcs étaient encore ouverts) : nous nous étions entraînés ensemble pour un semi-marathon - avec lever avant l'aube et tout le tralala - enchaînant les "sorties" longues / fractionnées / fondamentales, un smartphone collé au bras pour vérifier progression et distances. Le geste est resté : on lance l'application en partant. Mais on n'avait pas encore imaginé que ça conduirait à une cartographie des khlongs de l'est.
C'est décidé, notre point de départ sera situé aussi loin que là où on faisait demi-tour dans les promenades précédentes. On a acquis de meilleurs réflexes de repérage sur cartes numériques : les canaux en bleu, les passerelles, les passages d'un bord à l'autre du canal, les détours imposés par la privatisation sauvage (ces horribles "moo-baan"-prisons qui remplacent un passage public par un mur et des barbelés)... On a bien compris que les passerelles ne sont pas toutes répertoriées, loin de là. Pour vérifier, on pointe sur un pont qui passe au-dessus du bleu, on regarde les photos prises par la Google Car, et très souvent, elles sont là, les petites allées de béton... Ensuite, on trouve le temple le plus proche, l'expérience réitérée du Wat Ton Saï nous ayant confortés dans l'idée qu'un lieu sacré était un bon démarrage. Comme le nord de l'avenue On Nut avait réservé de belles surprises, c'est sur cette même avenue, aux abords du vert sur la carte, vers Prawet, qu'on trouve un temple au nom étrange : วัดกระทุ่มเสือปลา, Wat Krathum Suea Pla. En décomposant par petits morceaux sur Google Translate, j'ai cru comprendre que cela veut dire quelque chose comme "le temple des éclaboussures de poisson-tigre," ou "le temple du poisson-tigre éclaboussant"... Il est probable que je sois une victime de plus de "Google Translate". Ça revient souvent "Krathum", dans les noms de temple...
L'avenue Ramkhamhaeng longe le khlong Saen Saep, qui emmène jusqu'au-dehors de Bangkok, en bateau-taxi... A deux pas de là où je vis (vers Watthana, en pleine ville), on y accède facilement : il suffit de prendre à gauche au sortir de l'immeuble, vers le fond de l'impasse, et de traverser un petit quartier de bois et de tôle où ne passent que les piétons. Il faut se baisser pour éviter les coins ou les clous, s'excuser d'avoir à interrompre, en passant entre elles, de vieilles dames qui s'y retrouvent sur des petits bancs de fortune pour tenir boutique, tout en gardant des gosses ou des chats. Une fois que, face au mur, on a pris à gauche, puis à droite au mec bourré qui sourit à tout le monde de sa chaise défoncée, on peut traverser l'immeuble décrépit qui donne accès à la passerelle. La station de bateau la plus proche est juste en face, de l'autre côté de l'eau. On peut la rejoindre en traversant le marché qui ouvre en fin d'après-midi, puis le pont. De là, on peut aussi bien rejoindre la "montagne dorée" d'un côté que sortir de la ville de l'autre.