Fin mai 2020 : vers Sai Yok et au-delà

Rédigé par Thibaud Saintin Aucun commentaire

On a plusieurs jours pour souffler, fin mai, et on hésite un peu à quitter la région de Bangkok parce que les restrictions de déplacement d'une province à l'autre sont encore dans les mémoires. Mais ça fait aussi un moment qu'on n'entend plus parler d'autre chose que de manifestations plutôt que d'hôpitaux surchargés, et qu'on nous parle d'allègements des mesures... et même d'un retour véritable à l'école plutôt que derrière nos écrans. On se renseigne, il y a des hôtels à des prix imbattables dans la région de Kanchanaburi, et pas de restrictions annoncées. On va donc se mettre au vert quelques jours. D'expérience, pour avoir plusieurs fois été dans la région, je sais qu'il faut remonter un peu au nord de la ville de Kanchanaburi pour retrouver la vallée qui remonte vers la Birmanie – cette fameuse zone où, le long de la rivière "Kwaï" (qu'on prononce [kwƐ]), les Japonais avaient tenté de construire une voie de chemin de fer qui aurait constitué un axe essentiel vers la Birmanie, en utilisant comme main d'oeuvre les prisonniers de guerre. Par là, plus au nord, on échappe aux pseudo-vestiges historiques de la ville de Kanchanaburi (où l'on visite un "pont de la rivière Kwaï" qui n'a jamais été celui que le fameux film, lui même très loin de la terrible réalité, met en scène). C'est plutôt du côté Sai Yok, près du "Hellfire Pass", que ça se passe...

Seulement voilà, le vert, ça commence toujours par du gris, dans ce pays. En plein cagnard, il faut se coltiner les bouchons pendant de longues minutes, avec le char d'assaut qu'on m'a loué moins cher qu'une berline, va comprendre pourquoi... Surtout, ne pas m'énerver ...de chez moi à l'agence où je suis allée en moto-taxi, de l'agence à chez moi où je récupère ma valise, puis de chez moi au point de ralliement avec C. qui attend au bord de l'avenue Sukhumvit, prête à sauter dans la voiture pour éviter une huée de claxons indignés. Je ne regrette pas d'avoir loué un véhicule qui permettra d'éventuels détours vers l'ouest, dans les chemins défoncés qui conduisent à la frontière birmane.

Le plus long, c'est de sortir de l'immense Bangkok. C'est une fois que la circulation est devenue moins dense qu'instinctivement, on se rend compte qu'il est temps de faire une pause. Ça fait une heure et demie qu'on n'en finit pas de sortir, d'éviter des motos de justesse, de se dire que non, c'est pas possible d'être aussi con au volant et tenir aussi peu à la vie, mais qu'en fait, si, qu'il faut s'y faire, et éviter des motos de justesse, se dire que non... ad libitum. À la station service, on sait qu'on trouvera un "Amazon Coffee", des fruits, et, toujours à gauche, vers l'arrière, le long de la haie qui sépare la station de l'habitation contiguë, ces alignements d'urinoirs dont pas un ne s'abstient de fuir – sans oublier l'éternel distributeur de capotes à 10 THB au fond, vide depuis belle lurette puisqu'elles se vendent toutes au 7/11 de la même station. Les modèles de pissoires varient parfois, comme ici sur la colonne de droite, au gré des mises hors service et réhabilitations. Dans les zones plus rurales, ce sont des grands bacs en métal, avec quelques lamelles en guise de séparation d'un pisseur à l'autre. Je me suis toujours demandé s'il se trouvait vraiment 24 personnes à se soulager en même temps. Mais à voir les flots de bière qui coulent dans les gros bus touristiques à deux étages, à rideaux rouges, à néons bleus et à musique à fond, on se dit que ce doit être possible ; ils ont beau, ces bus-là, depuis l'interruption brutale du tourisme, ne plus se montrer depuis plusieurs mois, qu'on craint tout de même devoir affronter la menace permanence de leurs chauffards de chauffeurs et supporter tout ce qu'ils génèrent d'hyperbolique en matière de déchets.

Il faut environ trois heures pour commencer à se dire qu'on a vraiment changé d'endroit sans presque s'en rendre compte. On a déjà contourné la ville de Kanchanaburi et ses attractions, et on a continué au nord, sur la 323, qui conduit jusqu'au col des trois pagodes, loin, très loin encore devant. Mais la couleur de la terre a changé. Pour peu qu'on s'écarte un instant de la 323, on s'offre un avant-goût de ce qu'on est venu chercher... Alors je fais un bref détour depuis la route principale, le temps de regarder le soleil et de prendre une photo vers la droite...

...tandis que C. prend une photo sur notre gauche. Le soleil, que je voulais avoir vu avant d'arriver à l'hôtel (qui est encore à quarante-cinq minutes de là, plus au nord, et où l'on s'installera alors qu'il fera déjà presque nuit), on l'a dans la figure, mais c'est l'heure où il est doux.

Le "Home Phutoey" est idéalement situé en hauteur, au dessus d'une courbe de la rivière qu'on peut admirer au petit déjeuner. Et surtout, il est à deux pas d'un sentier qui, aménagé, longe la rivière à travers la forêt et conduit à un village Môn. De temps à autre, on a un point de vue sur la rivière. Après avoir traîné durant la matinée, c'est l'heure la plus chaude qu'on choisit pour se lancer dans une promenade. On profite d'être à l'ombre des arbres pour échapper à la brutalité du soleil, mais pas à sa chaleur ni à l'épaisseur de l'air. On n'en savoure pas moins la tranquillité siesteuse qui s'impose, y compris aux oiseaux. Restent les fourmis qui entreprennent quiconque s'arrête de plus de dix secondes, qu'il soit ou non imbibé d'essence de citronnelle. Plus que tenaces, elles sont redoutables et obligent à écourter les moments de contemplation qu'on cherche à s'offrir. Ce n'est pas un truc tropical, ça, la contemplation avec fourmis.

On tombe sur des habitations mêlant tôle, végétal et isolement. Il m'est impossible de ne pas me demander à quoi ressemble une semaine complète dans un maison de ce type. Rien qu'en ville, j'ai du mal à ne pas regarder un bâtiment sans imaginer à quoi ressemblerait la chambre où j'aurais une vue sur la rue en-dessous et toute une vie à mener là-dedans. Quand j'étais enfant et que nous passions l'été à S., il fallait faire quelques kilomètres à vélo pour aller chercher de la farine à T., chez la seule épicière de "l'agglomération de commune". C'était de l'amusement de vacances, et le trajet comptait bien plus que ce qu'on en rapporterait ; la grande côte au départ, la récompense de la grande descente à l'arrivée (on passait par un plateau), les courses, l'été. On avait de toute façon des stocks, un réfrigérateur, une cave... et ça nous paraissait toute une aventure une fois revenus à B., juste avant la rentrée, dans la "ville" de sept mille habitants à l'époque, où la boulangerie et le Codec étaient au bout de la rue.

"Au bout de la rue", ici, c'est vite réglé, comme concept. Certes, en termes d'urbanité, il y a la berge. Et de l'humain partout, ne serait-ce que dans la découpe du bambou qui sert à tout. N'empêche qu'en passant plus près de la maison flottante, on y repère la Honda Wave garée juste à l'entrée de la passerelle en bambous, justement. Elles (la moto, la passerelle) relient à tout le reste quand même. D'un bureau feutré au Japon à ici, il y a le lien d'une marque.

Et nous voilà comme des idiots "dans" le village signalé sur les cartes... C'est un temple qui sert de repère. Nous autres ne savons pas le "lire" ni raconter les histoires qu'il faudrait toutes connaître pour comprendre la raison des griffes dorées, de la gueule ouverte et de la flamme. On se tait devant la "magie du lieu" tout de même. Le "HDR" automatisé dans l'appareil fait le reste, c'est à dire qu'il récupère des ombres et des hautes lumières, comme le faisait autrefois la pellicule argentique. Le plus étonnant, c'est qu'il n'y ait personne, et que lieu soit tout de même "habité". Nous autres mécréants en retenons cette idée d'une spiritualité qui nous échappe, mais qu'au moins, nous avons l'impression de sentir.

Cette grande maison à proximité du temple semble servir de repère dans le village : on y voit des hommes réunis, un grand espace ouvert avec des chaises, où l'on peut s'assembler. J'y imagine des palabres et des décisons. La fiche Wikipedia sur les Môns ne me renseigne pas particulièrement sur l'organisation sociale. Peut-être s'agit-il d'un lieu où se retrouvent davantage des gens qui prient que des gens qui décident des lois... Faute d'en connaître la fonction, on se contente de lui imaginer un statut.

Ce qui témoigne d'une grande force collective, c'est une sorte de toit qui abrite tout le monde et autour duquel le village s'organise. Une rue tropicale abritée, en quelque sorte. On n'oublie pas que les pluies sont torrentielles à la mousson. On peut y parcourir de longues distances et passer d'un bout à l'autre du village à l'abri du soleil ou des orages.

Le long de ces "avenues" en croix, des entrées de maison sont signalées par de doubles poteries. Face à la force des signes, on se sent gênés de passer au milieu des conversations... mais il semble qu'on soit l'objet de moins d'attention qu'on pourrait le supposer. Un homme qui nous voyait hésiter au croisement de deux sentiers nous a (davantage montré d'un geste que) dit que nous retrouverions par là le chemin principal, et n'avait pas l'air de nous considérer commes des intrus. Alors on se permet la traversée du village. On salue maladroitement en thaï, tout en sachant que ce n'est pas la langue qu'on parle ici.

Le soleil tape dur au-dessus, contre les frondaisons haut-perchées, et ne perce ici-bas qu'avec une relative douceur. Curieusement, notre étouffement provient moins du ciel écrasant que du bruit assourdissant des cigales... et de l'humidité permanente qui ne permet plus vraiment de discerner son propre corps de celui des plantes et de la terre tout autour.

Au-delà du village proprement dit, le sentier, par le soin qu'on a pris à l'aménager, prend une dimension spirituelle, comme si les humains qui passent régulièrement par ici souhaitaient signaler une autre présence qu'eux-mêmes, qu'ils respectent, incarnée dans la forme qu'on pris les éléments, la paroi de roche en surplomb, les plantes, la terre... comme autant de signes de quelque chose qui les regarde.

Alors des mains laissent successivement leur réponse, et les bâtons s'accumulent. Ils ont l'air, dans leur fragilité, de soutenir à eux tout seul l'immense roche prête à tout écraser – peut-être de l'implorer, ne serait-ce qu'un petit peu.

Des signes plus anthropomorphes rappellent la présence des intercesseurs, sous le regard supposé bienveillant du plus illuminé d'entre eux. Avec leur bol de mendiants, ils indiquent le chemin de l'humilité.

Ce Bouddha-là touche davantage que les autres, justement, par sa simplicité. Avec ses bras le long du corps (peut-être dans la position de bienveillance "Mettakaruna-Mudra", peu documentée dans les inventaires), il a presque l'air un peu ébahi de ceux que, dans le village, tout étonne. Il regarde la rivière, d'où on l'aperçoit en bateau – quand on connaît.

Là-haut, les cigales continuent leur chambard. Il s'y mêle le sifflement strident continu d'un oiseau que je n'ai jamais réussi à voir et qui, paraît-il, est minuscule.

Le chemin du retour nous fait à nouveau traverser le village Môn et apercevoir l'école. Je ne compte que huit chaises (dont l'une a un dossier incomplet) et un bureau.

Sur le seuil, on se  demande combien de mains ont laissé la trace de leur génération. L'une d'elle, dans le premier tiers en haut à gauche, s'est écartée avec une application que je trouve attendrissante.

Les alphabets se mélangent au tableau, que surmontent les portraits obligatoires. Récemment, on a entendu parler en France des décrocheurs d'icônes politiques dans les mairies (manière de leur reconnaître un pouvoir...)... Il y aurait de quoi décrocher, ici. C'est peut-être une manière de refuser ces lointaines autorités que d'inscrire la Birmanie en premier, tout en haut du tableau, dans la liste des pays de l'ASEAN.

Un autre temple, à peine à l'écart du sentier principal qui traverse le village, me rappelle les tryptique en Europe, commandés par des notables qui payaient l'artiste pour apparaître face au Christ en orants pleins de vertu. Mais j'ignore qui est ici représenté.

On devine qu'il faut craindre l'être en bleu et lui laisser une place, pour, sans doute, échapper à son arme couverte du sang de ceux qui l'ont trop négligé.

De tout cela, le "tuke" (prononcer "toukè") du soir semble bien se moquer, quand il se remplit d'air avant de lancer une série de petits cris presque narquois, qui rappellent les jouets pour enfants, et dont on trouve des traces sur Youtube, comme ici :

On préfère évidemment le voir dehors que dans sa chambre...

Le lendemain, la pluie de mousson paraît sans cesse vouloir tomber sans jamais le faire franchement... On tente malgré tout une escapade en voiture vers la frontière birmane, passant d'une petite route à une route toujours plus petite, jusqu'au moment où la crainte de ne plus pouvoir faire demi-tour nous conduit aux limites de notre curiosité. Un peu après ce passage un peu étroit et humide, je me dis que, décidément, pour aller encore plus loin, on ne pourrait plus faire autrement qu'à pied, ou avec le trail que je me félicite presque de convoiter depuis quelques mois. Là où le GPS décroche, et où on va peut-être passer une frontière sans presque s'en rendre compte, on se rappelle que c'est déconseillé, alors on reste sages et on rentre par là où on est venu, après un demi-tour acrobatique.

On reste au vert comme ça quelques nuits... et puis il faut se coltiner la route du retour. Ça me rappelle que R. exprimait son sentiment de toujours se rendre en Asie d'un endroit très beau à un autre - sans jamais pouvoir faire autrement que traverser d'interminables zones toutes plus laides les unes que les autres. Force est de constater qu'il ne reste d'arbres que quelques rescapés de la grande folie de déforestation qui affecte la Thaïlande depuis un demi-siècle.

On prend le temps tout de même, juste avant de "rentrer" vers Kanchanaburi, de faire un arrêt au temple Prasat Muang Sing. C'est à une quarantaine de kilomètres de la ville, et pourtant...

...c'est un temple du XIIe-XIIIe siècle, dans le style du célèbre Bayon au Cambodge, et c'est le temple khmer le plus à l'ouest qu'on connaisse. C'est une bonne façon de se rappeler l'histoire, la vraie, pas celle des manuels nationalistes qui tentent de faire oublier que les Khmers étaient là bien avant que se développe le royaume de Thaïlande... C'est peut-être l'une des raisons qui fait qu'il est manifestement assez peu documenté. Prasat désigne un sanctuaire, Mueang désigne un pays, et Sing un lion. Quelque chose comme le sanctuaire du pays du lion. C'est surtout le Bodhisattva qui retient l'attention et la ferveur des visiteurs, qui continuent à y coller des feuilles d'or.

Lorsque après avoir déposé C, après avoir rendu la voiture à l'agence, je traverse le pont qui enjambe l'avenue Phetchaburi et me ramène chez moi (pas de passages piétons), je suis frappé par la faible densité de circulation d'un dimanche de "Covid". Habituellement, c'est un interminable embouteillage. Là-dedans on tient par la certitude d'y trouver sans cesse des repères et des refuges d'humanité. La pluie qui s'épaissait là-haut vient peut-être de nous rattraper depuis la frontière birmane.

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