Celui qui caressait la cheville au feu rouge

Rédigé par Thibaud Saintin Aucun commentaire

Il faut souvent attendre près de quinze minutes à ce feu que tout le monde connaît trop bien pour s’y être régulièrement impatienté, et qu’on appelle « le feu de Rama 9 ». On sait, dans ce début de saison, qu’on va se mettre à dégouliner, imbiber sa chemise, son pantalon : le vent relatif qui empêchait jusque là de transpirer, lorsqu’on roulait, se change en entassement étouffant de tous contre chacun, dans l’air moite et pesant, dans la chaleur des moteurs brûlants, des corps immobiles et celle du soleil combinées.

J’essaie parfois d’en profiter pour méditer. Je sais pouvoir « revenir » sans retard, au moment où toutes les motos démarrent en même temps et produisent un immense vrombissement que répercute, amplifie le toit de béton sur nos têtes - l’autoroute où les véhicules du monde d’au-dessus s’immobilisent, eux aussi, aux heures de pointe. Contrairement à la posture assise où je m’attache à sentir les sensations de mon corps en commençant par le sommet du crâne, c’est sur les pieds et les jambes que je me concentre, pour assurer d’abord la stabilité de la moto – suffisamment lourde pour me faire basculer si je venais à pencher un peu trop.

Dans cette imperturbable tension qui ne donne lieu à presque aucun échange, je ne vois que des nuques sous des casques immobiles ; chacun semble fermé sur le flux qui l’occupe, regardant droit devant, obtus, obstiné, et l’on sent comme une sorte de communion muette, quasi hypnotique, tendue vers la route dégagée loin devant, au-delà de la file des voitures qui passent devant nous, mètre par mètre.

J’essaie de lancer, de recevoir ou percevoir des signes d’humanité, de fraternité, de compassion. Ça arrive.

Ce matin, c’était celui d’un homme, à l’avant d’un scooter, dont la main détendue caressait lentement la cheville de sa compagne assise derrière. Comme elle était assise, légèrement au-dessus sur le siège surélevé du passager, son pantalon se relevait légèrement au-dessus de sa cheville ainsi découverte, à portée de main. Le mouvement était d’une immédiate tendresse, comme une caresse qu’on se donne après l’amour, lorsqu’on cherche encore une zone de peau à caresser. Un geste d’une grande intimité, d’une grande simplicité, au milieu de l’indifférence et du grondement qui tient lieu de silence.

J’imaginais jusqu’alors des pensées affairées dans toutes ces têtes opiniâtres et figées, des calculs, des prix, des contraintes horaires, mais la tranquillité de cet effleurement paisible, minuscule, un recueillement habité de partage, rappelait l’urgence extrême où nous sommes de nous aimer pour pouvoir continuer à donner un sens à cette absurde, interminable, poisseuse attente.

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